Le traitement judiciaire des crimes internationaux en France : le cas des dossiers rwandais

Article écrit par Anaïs Gauret

En France, le traitement judiciaire des crimes internationaux repose sur une interaction entre le droit international pénal et le droit pénal international. Le droit international pénal est une branche du droit international public qui définit les crimes internationaux les plus graves et prévoit les modalités de leur répression par les juridictions pénales nationales et internationales. Ses règles sont issues des conventions et coutumes internationales qui définissent et incriminent des comportements considérés comme des atteintes graves à la communauté internationale, leur nombre étant limité pour le moment à quatre : le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression. Le droit pénal international, quant à lui, correspond à la transposition de ces normes internationales dans l’ordre juridique interne, normes juridiques étatiques, et à leur mise en œuvre par les juridictions nationales. Cette combinaison permet à la France de poursuivre les auteurs de crimes internationaux sur son territoire, en complément des juridictions internationales comme la Cour pénale internationale ou les tribunaux ad hoc, et illustre l’articulation entre le cadre supranational de la justice pénale et son application concrète au niveau national.

La définition et la gravité des crimes internationaux

Un crime international se définit comme un acte qui porte gravement atteinte aux valeurs fondamentales de la communauté internationale : la paix et la sécurité internationale, mais aussi, et surtout, la dignité humaine. Ces crimes sont consacrés par le droit international et peuvent être jugés devant une juridiction internationale lorsque l’État où ils ont été commis ne veut pas ou ne peut pas faire aboutir ces procès. Cependant, ce sont les juridictions internes qui ont un premier rôle pour juger les auteurs de crimes internationaux, et la France s’est engagée de manière proactive dans ce domaine.

L’articulation entre juridictions internationales et nationales

Les juridictions internationales, telles que la Cour pénale internationale, jugent des crimes commis sur le territoire des États parties ou sur renvoi du Conseil de sécurité des Nations unies. En parallèle, la justice française peut elle aussi juger les auteurs de crimes commis sur son territoire, ou de crimes survenus à l’étranger lorsque les auteurs ou les victimes présentent un lien avec la France, ou encore sur base du principe de compétence universelle.

La compétence universelle en droit français

Ce mécanisme, prévu aux articles 689-1 et suivants du Code de procédure pénale, permet aux juridictions françaises de poursuivre les auteurs présumés de crimes internationaux, même lorsque les faits ont été commis à l’étranger et ne présentent aucun lien direct avec la France, dès lors que la personne mise en cause se trouve sur le territoire national. Fondée sur des normes coutumières et des conventions internationales adoptées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour prévenir la répétition de tels crimes, cette compétence a été confirmée par une jurisprudence récente, notamment par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans ses arrêts du 12 mai 2023. Elle traduit la volonté de la France de contribuer activement à la lutte contre l’impunité et d’assurer une justice universelle lorsque les juridictions des États d’origine demeurent défaillantes, tout en répondant à des considérations pragmatiques liées aux difficultés d’appréhension des auteurs de ces crimes.

Les acteurs institutionnels spécialisés en France

Pour instruire ces affaires, la France s’appuie sur des structures spécialisées. Le Parquet national antiterroriste (PNAT), via son pôle dédié aux crimes contre l’humanité, génocides, crimes et délits de guerre, supervise les poursuites. Celui-ci travaille en étroite collaboration avec l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH), créé en 2013, qui est devenu un acteur essentiel dans les enquêtes sur les crimes internationaux les plus graves.

Le déroulement procédural d’un procès pour crime international

Le déroulement d’un procès pour crime international en France suit un schéma précis. Il commence par l’ouverture d’une information judiciaire, confiée à un juge d’instruction saisi par le PNAT ou par l’OCLCH. La phase d’instruction permet de rassembler les preuves, d’auditionner des témoins, d’expertiser les faits et de mettre en examen les suspects. Les victimes, souvent représentées par des associations ou des collectifs, peuvent se constituer parties civiles. L’affaire est ensuite jugée par la cour d’assises, compte tenu de la gravité des crimes, et la décision peut faire l’objet d’un appel suivi d’un pourvoi en cassation.

Les affaires emblématiques du génocide rwandais

Plusieurs affaires emblématiques illustrent ce dispositif. En 2014, le procès de Pascal Simbikangwa a marqué la première condamnation en France d’un auteur du génocide rwandais, avec une peine de 25 ans de réclusion criminelle. Plus récemment, Philippe Hategekimana, naturalisé sous le nom de Philippe Manier, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 2023 pour sa participation au génocide des Tutsi, avec un nouveau procès en appel en 2024. À cette même date, le procès d’Eugène Rwamucyo , médecin rwandais accusé d’avoir participé à l’organisation des massacres, a permis d’entendre de nombreux survivants, offrant une nouvelle opportunité de reconnaissance pour les victimes.

Le rôle singulier de la cour d’assises française

La singularité de ces deux derniers procès tient à la spécificité du système français de la cour d’assises, composée de neuf jurés citoyens tirés au sort accompagnés par trois magistrats professionnels. Ce fonctionnement impose, dans les procès liés au génocide rwandais, de consacrer une part importante, souvent la première moitié des débats, à la reconstitution et à l’explication approfondie du contexte de l’époque au Rwanda, afin de permettre aux jurés de comprendre la complexité des événements et des responsabilités en jeu.

La place centrale des témoignages et des victimes

Les premières journées d’audience sont ainsi consacrées aux témoignages. Historiens, journalistes et experts viennent éclairer le contexte du génocide, soulignant la préparation méticuleuse de celui-ci. Des témoins directs, rescapés et anciens collaborateurs, identifient Manier comme un acteur clé dans la coordination d’attaques à Nyanza et Nyamure, tandis que Rwamucyo est décrit comme un cadre intellectuel ayant participé à des réunions de la Coalition pour la défense de la République (CDR), parti Hutu d’extrême droite qui a joué un rôle majeur dans la réalisation du génocide .

Viennent ensuite les témoignages des parties civiles, moments particulièrement forts du procès. Survivants et proches de victimes prennent la parole, parfois pour la première fois, afin de raconter les violences subies et les traumatismes. Ces récits, empreints d’une profonde émotion, replacent le procès dans sa dimension humaine : ils ne visent pas seulement à établir des responsabilités pénales, mais aussi à faire entendre la voix des victimes et de leurs familles, souvent réduites au silence depuis 1994. Leur parole permet de relier l’abstraction des infractions criminelles à la réalité vécue sur le terrain, donnant tout son sens à la recherche de justice.

La défense des accusés face à l’accusation

La phase d’interrogatoire des accusés occupe ensuite une place centrale. Philippe Manier, ancien gendarme surnommé “Biguma”, reconnaît avoir fui le Rwanda après la victoire du FPR mais nie toute participation active aux massacres. Eugène Rwamucyo, médecin installé en France, se défend en se présentant comme apolitique, réfutant toute implication dans les structures extrémistes et toute participation aux crimes qui lui sont reprochés. Le ministère public, appuyé par les parties civiles, s’attache à démontrer leur intégration dans l’appareil génocidaire, en soulignant le caractère concerté et organisé des crimes, bien loin d’un soulèvement spontané de la société Hutu.

Les enjeux mémoriels et symboliques des procès

Enfin, les plaidoiries des parties civiles et de l’Avocat général insistent sur la responsabilité individuelle des accusés dans un projet criminel d’ampleur nationale, plaidant la nécessité de rendre justice aux victimes et à leurs familles. La défense, quant à elle, s’efforce de déconstruire les accusations, en s’appuyant sur les zones d’ombre des dossiers et le principe du doute raisonnable. Ces débats illustrent la difficulté inhérente aux procès de crimes internationaux, où se mêlent récits de vie, expertises historiques et enjeux de procédure, et où la justice française se trouve investie d’une double mission : dire le droit tout en portant le devoir de mémoire.

Les défis contemporains de la justice internationale en France

Ces procès ont mis en évidence la complexité de juger des crimes internationaux : articulation entre témoignages, expertises historiques et psychologiques, et contestations de la défense. La cour d’assises a longuement examiné le caractère planifié et systématique des massacres envers les Tutsi, en s’appuyant sur des éléments comme la logistique militaire déployée, la propagande et les réunions de préparation. Le rôle des intellectuels et des responsables hiérarchiques, tel que celui imputé à Rwamucyo et Manier, a été au cœur des débats pour établir leur responsabilité pénale individuelle dans l’entreprise génocidaire.

Ces procès soulèvent plusieurs défis majeurs. S’ils s’inscrivent dans une démarche affirmée de lutte contre l’impunité, ils interrogent néanmoins sur la légitimité de la justice française à juger des crimes commis hors de son territoire, et plus encore lorsqu’il s’agit d’actes perpétrés au Rwanda, dans un contexte historique et géopolitique sensible. De plus, le temps écoulé depuis les faits pose un problème particulier : la disparition des témoins, l’altération des preuves ou encore l’état de santé des accusés compliquent la recherche de la vérité. Pour les victimes, le sentiment de justice reste parfois difficile à atteindre après plusieurs décennies d’attente, même si ces procès constituent une reconnaissance symbolique de leur souffrance.